L’Obs - A l'opéra du Rhin : le Ballet du Rhin

Deux ouvrages d’Emanuel Gat et de Johan Inger pour une compagnie toujours généreuse et belle.

Publié le 22 novembre 2010 à 12h27

On serait fier de pouvoir saisir le processus logique – s’il y en a un, ce dont on doute fort -- qui conduit à donner un titre en anglais à une soirée composée de deux chorégraphies, l’une étant créée par un artiste israélien francophone résidant en France, l’autre par un artiste suédois ; deux chorégraphies interprétées de surcroît par une grande compagnie française, le Ballet national du Rhin, pour un public lui aussi francophone. Pourquoi un titre en anglais ? Mystère. Rien, ni l’origine des auteurs, ni leur sujet d’inspiration, et moins encore l’implantation géographique de la compagnie ne le justifie.

Une mode stupide…
Il ne s’agit là que de l’effet d’une mode parfaitement idiote comme il en court dans le monde écervelé de la danse. Cette maladie des titres en anglais qui depuis longtemps ronge la danse contemporaine atteint même les grandes institutions chorégraphiques du pays. Sans se crisper à l’excès sur la défense de la langue française, on pourrait toutefois considérer comme plus pertinent qu’un spectacle de danse monté à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg, à la Filature de Mulhouse, scène nationale, et au Théâtre de Colmar, portât un titre en français. Celui émis en anglais, « Empty Spaces », pourrait trouver un équivalent dans notre patois dont on n’ait pas à rougir dans les milieux culturels, lesquels devraient être en outre les premiers à illustrer la langue du pays qui les subventionne et du public qui leur permet d’exister.

Mais une compagnie magnifique
Cela étant dit, et pouvant s’appliquer ailleurs à mille autres cas aussi illogiques, le Ballet du Rhin, compagnie  magnifique, a, une fois encore, vaillamment défendu les œuvres qu’il avait à interpréter. La vélocité des danseurs, leur souplesse et physique et mentale, leur niveau technique, leur rayonnement, leur fraîcheur, tout cela constitue un faisceau de qualités qui les honorent comme elles honorent le directeur de la troupe, Bertrand d’At. Si celui-ci sait attirer des artistes de haut vol en Alsace, il sait aussi bien constituer et maintenir une compagnie qui se range depuis longtemps parmi les meilleures de France.

Origines nordiques
Invités pour ce programme, l’Israélien Emanuel Gat (installé à Istres avec sa propre compagnie) et le Suédois Johan Inger. Ce Johan Inger, né à Stockholm, soliste du Ballet royal de Suède, puis danseur au Nederlands Dans Theater, fut nommé un temps directeur artistique du Ballet Cullberg où il succéda à des figures aussi prestigieuses que Birgit Cullberg, Mats Ek ou Carolyn Carlson. Son travail, dans « Empty House », se ressent très fort de ses origines nordiques. Il cultive, à sa façon, cette danse expressive que Mats Ek a portée à des sommets, une danse terrienne et rude d’une part, infiniment complexe, rapide et difficile d’exécution d’autre part. Car le chorégraphe multiplie  les difficultés techniques, les enchaînements virtuoses hérités, eux, de l’influence de Jiri Kylian dans le cadre du Nederlands Dans Theater où Johan Inger est désormais chorégraphe résident.

Exercice chorégraphique un peu vain
Les danseurs du Rhin font merveille dans cette écriture  qu’accompagne une composition contemporaine de Felix Lajko toute empreinte de réminiscences musicales populaires d’Europe centrale. Mais aussi savante et complexe que soit ici la chorégraphie d’Inger, aussi galopant qu’en soit le rythme, elle ne laisse que l’impression d’un bel exercice chorégraphique. Un peu vain, sans épaisseur, sans grand intérêt non plus.

« Observation Action »
On ressent bien évidemment tout autre chose avec « Observation Action » d’Emanuel Gat. Ce n’est pas là une pièce à thèse. Mais simplement une belle variation chorégraphique. Rien cependant chez Emanuel Gat, authentique chorégraphe, n’apparaît vide, ni gratuit. A la prolixité de son langage, à la rapidité de sa pensée, à la virtuosité de son écriture correspond toujours quelque chose d’intense, de puissant, voire de douloureux. Sa danse est à son image, belle et sombre, profonde et réfléchie. Et conquiert l’espace avec ambition. « Observation Action » n’est pas une pièce exceptionnelle dans l’œuvre d’Emanuel Gat. Mais elle a de la force, elle s’impose, bien qu’elle s’achève un peu brutalement sur un duo de jeunes filles, lascif, léger, aérien, ressemblant aux ébats fous de cervidés dans une clairière, mais trop vite interrompu pour ne pas laisser le spectateur sur sa faim. Quel dommage cependant qu’Emanuel Gat ait crû devoir accompagner sa chorégraphie de sonorités de sa composition, bruits sourds, mécaniques, raclements et autres laideurs voulues. Sur une belle partition, ou contemporaine, ou classique, choisie avec intelligence et sensibilité, la chorégraphie eut rayonné bien davantage. Comme tant d’autres, Gat a le goût de la mortification. Sa démarche fait ici penser à celle de Peau d’âne qui s’enlaidissait à dessein pour éviter de séduire. Mais elle avait à fuir les ardeurs incestueuses de son père quand Emanuel Gat, lui, n’a aucune raison d’enlaidir son travail par des sons inutilement glauques.

Raphaël de Gubernatis   

Source: https://www.nouvelobs.com/culture/20101122...